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Hannah a de l'eau dans ses poumons. Pas juste de l'eau qui la noie, mais de l'eau qui déborde. Sa meilleure amie lui a toujours dit qu'elle en faisait des tonnes, elle se moquait d'elle et de ses insécurités, répétant que ça allait passer, que le monde ne s'arrêtait pas de tourner ni ne s'écroulait sous ses pieds juste parce qu'elle s'était mise à dos son père, sa mère, sa tante, le professeur de maths, celui de natation ou un camarade de classe. Ou le charcutier, le fleuriste, le chef de gare.

Sauf là. Si l'univers et la Terre continuaient leur vie et leur révolution, leur début sans fin et leurs jours sans silence; Maryse ne riait plus. Elle hurlait plutôt, comme on se cramponne désespérément à ce qu'on ne peut croire vrai. C'était exactement ça, en fait: dans un sanglot sourd et rauque d'avoir crié à s'en briser la voix, Maryse déniait. Maryse pleurait. Maryse regrettait.

Les yeux figés vers les mouettes et le ciel bleu sans nuages, Hannah se dit que c'est facile, de vouloir remonter le temps avec des si. Elle ne peut pas bouger mais étonnamment, elle n'en a pas envie non plus. Ca fait un moment, maintenant, et les larmes de Maryse ne sont plus qu'un fond sonore, une musique alignée sur le cri des oiseaux. Du bruit. Elle entend les vagues qui rampent sur le sable et l'océan qui heurte les rochers. Ca l'apaise. Les battements de son coeur ont disparu, et le tambour ne résonne plus à ses oreilles. Elle pourrait fermer les yeux. Elle pourrait.

Mais son regard semble incapable de se détacher des ombres qui passent au dessus d'elle, dans une fascination tendre et sourde pour les traînées des moteurs d'avions traversant l'Atlantique et les cerfs-volants jetés dans les airs.

Alors elle attend, que ce moment de grâce indescriptible et immortel s'éteigne de lui même.

Parce que tout était terminé.

*

JOUR 1

Sur le réveil analogique, il est marqué 5h32. Les chiffres orange semblent flotter au milieu de la pénombre, le rideau tiré obscurcissant la majorité de la pièce. A force, cependant, ses yeux se sont habitués au jeu des ombres qui a empli la chambrée. A côté d'elle, dans le lit, Maryse souffle doucement, dans un ronflement régulier. Malgré l'orage et les rires gras à peine étouffés des adultes rentrés au petit matin, elle n'a pas semblé se troubler. Dans un sourire doux, Hannah lui rabat la couette sous le menton, la cale avec précaution sur un polochon tombé à terre durant leur sommeil, et observe pensivement le visage chétif de son amie. Elle soupire. En sept ans passés à ses côtés, Hannah pensait la connaître. Mais ces quatre derniers mois lui ont prouvé le contraire. Et étrangement, malgré leurs hauts et leurs bas, ça ne la dérange pas. Elle avait compris que Maryse était ce point fixe et instable de sa vie, ce danger tangent et solide à la fois, dont elle avait profondément besoin. Alors avec un amusement las, elle lui assène une pichenette sur le front. Prends ça, gentille garce.

En se glissant hors des draps, Hannah fait bien attention à ne surtout rien faire grincer. Le sommier n'est plus tout jeune et le parquet non plus. Il y a des échardes sur le sol, et à tâtons dans le noir, la jeune fille prie de toutes ses forces pour ne pas s'empaler sur l'une d'entre elles. Ca ne rate pas, et dans une série d'articulations silencieuses, elle jure par tous les dieux. Elle blâme cette satanée baraque que ses parents ont acheté et se sont entêté à l'y traîner. Ca te fera du bien, qu'ils disaient. Peut-être avaient-ils raison. Peut-être qu'elle était celle en tort, à faire la gueule de manière si ferme et déterminée. Mais elle le méritait un peu, non ? Elle avait fait des efforts. Elle avait avancé. Elle avait fait de son mieux.
Contre le carreau, la branche du marronnier collé au bungalow a cessé de frapper, et la lune brille d'un éclat blême, filtrant hardiment sur les vieilles lattes du plancher. On y voit juste assez pour repérer où est à peu près quoi. Attrapant son châle jeté négligemment sur un tiroir entrouvert de la commode, fouillant pour retrouver ses chaussons échoués entre le porte-manteau et la rainure de la porte, il lui faut plus de temps pour retrouver son paquet de clopes, planqué dans une des poches de son sac qu'elle ne songeait jamais à vérifier. Grommelant encore de son sommeil écourté, Hannah finit par se faufiler derrière le battant de la chambre, non sans avoir vérifié une dernière fois que son remue-ménage n'avait pas réveillé Maryse.

Sur le ponton de leur chalet, il y a quelques chaises longues pleines de feuilles mortes et des tables qui n'ont jamais été débarrassées ni de leurs bouteilles de bières, de vin, des gobelets en plastiques et des cendriers en métal, ou même des assiettes d'apéro en carton. Le spectacle est tantôt rassurant, tantôt désolant, et d'un geste machinal, elle ramasse les déchets tombés à terre par le vent et les bourrasques de la tempête qui a agité le bord de mer quelques heures auparavant. C'est drôle, comme de simples choses l'attendrissent, aujourd'hui. Quelques jours, quelques semaines en arrière, elle repense au mal qu'elle avait, à bouger ne serait-ce que pour sortir de son appartement ou faire ses courses. Ca tiraillait trop, le coeur, la poitrine, une douleur invisible et ses émotions gravées sur le corps. Aujourd'hui, l'anesthésie la prend encore mais elle pouvait. Elle peut ressentir, goûter, et éprouver l'odeur des choses pour ce qu'elles sont. Pas pour ce qu'elles reliaient.

Un jour, elle finira par être libérée. Sûrement.

---

"- Hannah!"

Elle sursaute. Le cri est sec, indigné. Avec un peu de reproches aussi dans la voix. Elle sort de son état léthargique et réajuste son regard, se penche pour faire mine de reprendre sa tasse de thé. Merde, elle était déjà dans sa main. Elle a l'air maligne, et son sarouel est trempé.

"- Pardon, Maryse, tu disais ?"

Maryse secoue la tête avec agacement, avant d'aller chercher le rouleau de sopalin sur le comptoir de la cuisine. D'une mouvement vif, elle arrache quelques feuilles et éponge le liquide qui s'est mis à imbiber le canapé et course vers le tapis. Elle sauve la catastrophe juste à temps. Hannah ne peut s'empêcher de remarquer l'émotion qu'elle y met, l'empressement fébrile qui l'agite.

"- Arrête d'y penser, sérieusement. Tu ne peux rien faire pour le moment. Y'a rien à faire, d'ailleurs."

Il y a presque une supplication dans son ton. Ses yeux gris refusent de croiser les siens, tandis qu'elle frotte le pantalon de son amie. Bien qu'elle n'en ait pas écouté un traître mot, Hannah est quasiment sûre que ce n'était pas leur sujet de conversation. Juste encore un reproche. - Il y avait eu tellement de reproches, déjà. Elle s'était donné un an pour changer la donne et six mois pour faire des petits pas, pour aviser, pour prendre la température de l'eau, du plat, et parfois, c'était difficile, de ne pas se perdre dans l'envie d'ouvrir la porte du frigo toutes les deux minutes, faire rentrer l'air chaud, faire échouer ce temps de repos. C'était dur de résister, alors la seule chose à laquelle elle pouvait forcer un peu d'engourdissement, c'était encore bien celui de divaguer, d'imaginer, de ressasser. Ca n'aidait pas à aller mieux mais ça permettait d'éviter d'oublier.

"- Ca fait trois semaines, tu peux pas me demander d'arrêter d'y penser au bout de seulement trois semaines, Maryse. Ca fait mal et ça fait peur. Déjà, j'évite de t'en reparler, alors tu pourrais prendre en compte mes eff-...

- La première chose que tu m'as dit quand t'as ouvert la porte en même temps que ta bouche, ou l'inverse, je sais pas, c'est "Est-ce que tu crois qu'il a déjà fini de m'aimer, lui?" Alors non, ne me dis pas que tu n'en parles pas. Ca te travaille le cerveau. Ca devrait pas te travailler le cerveau. Pas comme ça.

- Je... Te fatigue ?

- Non. Pas encore. T'inquiète."

Maryse elle a ce sourire doux et triste, qui ressemble un peu à de la pitié. Hannah la laisse faire, ça lui est égal, elle a juste mal et mettre tout ça en sourdine ça ne la regarde qu'elle. Elle le sait. C'est pas pour autant que c'est moins compliqué.