Le vide porte très bien son nom. Il n'y a rien hormis quelques cumulus. Typiquement le genre d'endroit qu'Aniki fuit comme la peste. On pourrait y perdre son regard et s'amuser à imaginer des formes dans les nuages pendant des heures, au calme, sans avoir besoin de rien ni de personne. Se retrouver seul, perdu sans un bruit et à peine une brise, avec ses pensées pour seules compagnes : un cau-che-mar. Rien que penser à ce lieu dénué de tout qui ne laisse place qu'au bouillonnement interne de son esprit lui provoque quelques pincées d'angoisse. Après tout, dans un lieu pareil toutes les conditions sont réunies pour broyer du noir.
Dès qu'il met les pieds là bas, cela devient vite insupportable, intenable face à son train de vie quotidien. Chaque instant doit être rempli, occupé. Vivant, quoi ! Tous les matins il roule hors du lit et fonce dehors après s'être habillé en vitesse. Là il est dans son élément : écrasé dans la foule et le bruit, perdu au fin fond de salles encombrées de gens et de meubles qui croulent sous les bibelots. Assourdi par la cacophonie ambiante pour ne surtout se retrouver à entendre uniquement ses pensées qu'il évite à tout prix. Pressé contre les corps des autres au point de ne plus pouvoir bouger pour ne penser plus qu'à tout ceux qui l'entourent et surtout pas à lui et ce qu'il devient. Tout sauf lui.
Mais là bas... Il n'y a que lui. Tout le temps. Qui prend tellement de place qu'il en a presque la migraine.
Et pourtant...
Et pourtant le caïd se tient en ce moment dans le vide. Les muscles tendus à l'extrême depuis qu'il a pris la décision de s'y rendre dans la journée. Les deux pieds bien plantés sur le sol presque invisible, les poings serrés dans les poches et les dents qui grincent autour d'une cigarette qu'il laisse se consumer pour tenter d'avoir une distraction dans un tel néant.
Ce n'est pas la première fois qu'il vient ici. C'est même loin d'être la dernière. Quelqu'un qui le prendrait en filature serait même étonné de voir qu'il se rend de manière régulière dans un lieu qu'il hait autant. Mais s'il fait le voyage, ce n'est pas pour lui. Il pense à tous les êtres qui se sentent perdus et vont se paumer dans cet espace pour déprimer et cette seule pensée lui fait mal au cœur.
Laisser ses protégés croupir là bas, les laisser s'apitoyer sur leur sort sans personne pour les secouer un peu ou juste tendre la main qu'ils attendent inconsciemment ? Jamais ! Si il y a bien une certitude, une volonté claire dans sa tête, c'est celle d'être là pour eux. Pour tout le monde. Pour cette silhouette qui se découpe de l'horizon, cette forme si frêle allongée sur le sol qu'il sent déjà son cœur se serrer, et pas seulement métaphoriquement. Pied nus. Sale. Grelottante.
Misérable, il se dit. Plus il se rapproche et remarque les frissonnements, la malnutrition, plus il a l'impression que ses entrailles se resserrent comme s'il venait de se prendre un coup de poing dans le ventre. Il s'approche, fait de son mieux pour ne pas débouler trop vite. Elle semble perdue dans ses pensées, après tout, et la faire sursauter est la dernière chose qu'il souhaite faire.
Mais il ne peut s'empêcher de s'exprimer d'une voix forte comme à son habitude dès qu'il n'est plus qu'à quelques pas d'elle :
— T'as pas froid, Sabrina ? Tu cherches un coin confortable pour faire la sieste ? Je peux partager deux trois adresses.