Elle avait la possibilité de voir. Après tout, l’œil humain s’adapte vite au noir. Et puis, il y avait la pâle lumière des lampadaires qui éclairait tant bien que mal la rue. Mais elle refusait de voir. Sa vision était comme brouillée. Et elle n’arrivait à poser son regard nulle part. Et la seule chose qui défilait devant elle n’était qu’un paysage noir difforme. On aurait presque cru que la ville était recouverte d’un voile noir.
Et tout son bon sens parti - sa peur l’invita dans une drôle de danse.
Dans ces ruelles, il n’y avait plus qu’elle et le son de sa forte respiration, de ses pas, des battements de son cœur. Elle était à bout de souffle, ses chevilles étaient en compote, mais la peur lui donnait la force de continuer. Elle détestait cette impression d’être suivie. Elle détestait ce sentiment. Mais elle le haïssait tellement ! Cette impression d’avoir le regard de quelqu’un posé sur elle. Mais ne pas voir à qui il appartient. Ne pas voir ce qui l’entoure et qui se trouve à proximité d’elle. Prendre peur à chaque bruit qu’elle entendait, avoir besoin de savoir d’où il vient, et comment il s’est produit. Elle n’aimait pas ces endroits où elle était seule. Ces endroits sombres. Ce silence où elle pouvait s’entendre à perfection. Elle n’aimait pas la nuit. Ne pas voir, ne pas comprendre, être perdue, ne pas entendre, perdre toute possession de ses cinq sens, de son corps, de sa raison, de son être tout entier. Elle n’aimait rien.
Un cri déchira le silence – oh, elle existe toujours.
Elle courait. Elle courait. On aurait dit un gibier qui cherchait à échapper à son chasseur. Elle respirait fort. Elle gémissait. On l’aurait cru non loin de la mort – elle poussait son dernier râle. La voilà abattue par la peur. Ses pieds ne la tenaient plus. Et puis, tout d’un coup devant elle s’ouvre un tout nouveau paysage. Elle s’arrête brusquement, elle tente de reprendre son souffle. Elle fut éblouie. C’était lumineux. Beaucoup trop lumineux.
Devant elle, des silhouettes par dizaines, par vingtaine, dansaient. Elle ne distinguait pas leurs visages, mais leurs formes suffisaient. En un rien de temps, elle se retrouva perdue dans cette foule nocturne. Son cœur avait eu à peine le temps de se calmer, qu’il recommençait à battre fort. Elle était perdue parmi toutes ces silhouettes qui dansaient une folle farandole, dans ce bruit, aveuglée par la lumière des rues. Par où fuir ? Comment ne pas retomber sur ses pas ? Elle restait là, à regarder à gauche, à droite, derrière, devant. Elle tournait en rond. Elle n’avait plus aucun repère. Les silhouettes tentaient de l’inviter dans leur danse. Ils lui rentraient dedans, la frôlaient, la touchaient, leur contact si présent, si répétitif ; elle ne l’aimait pas, ça la déstabilisait, elle se sentait mal à l’aise, elle ne voulait pas qu’on la touche, qu’on la remarque, qu’on fasse attention à elle, à sa présence. Tout ce mouvement dont le sens paraissait indécis et qui tentait de l’entraîner tantôt d’un côté, tantôt d’un autre lui donnait le vertige. Elle avait la tête qui tournait, les pieds qui ne la tenaient plus, et une forte envie de pleurer. Son cœur allait l’abandonner d’une seconde à l’autre – mais quelle importance, elle n’en a plus besoin pour…. « vivre ». Elle sentait des dizaines de regards posés sur elle, elle n’entendait qu’une énorme salade de mots, qu’un énorme brouhaha dont elle ne pouvait distinguer aucun mot à part les rires. Elle se savait dans un piteux état. Elle n’aimait pas ça. Petit à petit, elle se faisait toute petite. Et au final, on ne la vit plus. Par terre, au milieu de cette foule, assise en boule, elle essayait de se calmer. Les yeux fermés, les oreilles bouchées, elle murmura « un, deux, trois ». Mais ça ne marchait pas. Sa respiration était toujours aussi saccadée, son cœur battait toujours aussi fort. Alors elle reprit « un, deux, trois ». Encore. Et encore. Encore une fois. Et puis, elle se mit à crier. « UN, DEUX, TROIS ! » Cette fois-ci, elle attira l’attention de la foule pour de vraie. Se rendant compte de sa bêtise, elle releva la tête. Les gens la fixaient bizarrement. Le brouhaha avait cessé, elle n’entendait plus que des chuchotements. La danse elle aussi avait pris fin, la foule était désormais immobile. Tous les regards étaient réellement sur elle désormais. Elle se releva. Les yeux en larmes, elle se mit à courir de nouveau dans une direction inconnue. Elle était perdue. Elle n’avait aucun repère. Elle ne savait pas où elle allait. Elle était dans un piteux état. Tant qu’elle pouvait fuir cette foule. Et ne plus se sentir désemparée.
Et puis… Dans sa course, elle trébucha. Elle plongea la tête la première. Mais sa chute fut rapidement arrêtée par quelque chose de doux. Elle essaya de s’en dégager rapidement en poussant la chose, sous le coup de la panique elle n’avait même pas vu qu’elle venait de rentrer dans quelqu’un. Elle releva la tête pour voir dans ce qu’elle venait de rentrer. La pauvre petite, elle n’avait même pas eu le temps de comprendre ce qu’il lui était arrivé que son visage était déjà en feu. Il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre compte que c’était la poitrine de la demoiselle qu’elle venait tout juste de percuter qui l’avait sauvée de sa chute. Et que désormais, c’était sur cette même poitrine qu’elle avait posé ses mains. Morte de honte, la panique l’envahit et elle finit par tomber en arrière. Son visage était dirigé vers la sin, mais ses yeux, mouillés, regardaient ailleurs. A gauche, à dte, puis par terre.
« - Je… Désolée. balbutia-t-elle rapidement
Elle se releva rapidement, prête à reprendre sa course. Elle n’avait même pas fait attention au visage de la jeune femme, et n’avait pas remarqué qu’elle avait affaire à son sin. Elle ne voulait qu’une seule chose : fuir. Non, elle en voulait deux – fuir et oublier.
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